Le traducteur s’enfonce dans la matière du roman, se laisse fouetter par les vents qui martyrisent la terre aride du Texas des années 1930. Le traducteur guette dans le Brighton d’aujourd’hui les reflets télévisés, tabloïdés d’un vendeur de produits cosmétiques obsédé par Avril Lavigne et Kylie Minogue. Le traducteur accepte de perdre pied, tente de façonner une version française qui sera recevable. . . voire (idéalement) élégante.
La traduction en français de deux romans – « Death of Bunny Monroe » [2009, Canongate Books / « Mort de Bunny Monroe », Flammarion, 2019,] de Nick Cave et « House of Earth » [Harper Collins, 2013 / « La Maison de terre », Flammarion, 2014] de Woody Guthrie – fait jaillir des interrogations quant à la méthode et la démarche à adopter : la connaissance des formats chantés de l’auteur-compositeur est-elle nécessaire, souhaitable, indispensable au traducteur qui tâche de mener à bien sa mission ? Autrement dit : les chansons de l’auteur-compositeur aident-elles le roman à se traduire ?
Inversement, pour l’auteur-compositeur, le roman permet-il d’aborder des champs que le format de la chanson lui aurait interdits ? La question de savoir si, en passant du songwriting au récit long, l’auteur fuit son art initial ou le transpose, est-elle un passage obligatoire pour le traducteur du roman ? En quoi cette délocalisation informe-t-elle la transmutation vers le français ? Le traducteur a-t-il mes moyens de sentir dans le roman, tel un courant sous-marin, les chansons de l’auteur, comme on entend le bruit des vagues en collant l’oreille à un coquillage du Sussex ? Le roman à traduire doit-il être perçu comme le refoulé de chansons, leur agrandissement disloqué, leur inverse, leur prolongation inattendue ? La langue du romancier est-elle encore celle du chanteur ? Comment, avec la substance de la langue française, faire goûter au lecteur cette métamorphose?
Plaçons l’objectif sur des extraits précis, voyons ce que la langue daigne révéler.
“The soul, the mind, the winds, the spirit of the upper flats, the flat upper panhandles, the winds of heavens unrolling, unfolding, and the listeners down below listening in two or three low brick buildings, wheeling chuck-a-luck, twenty-one, stud, blackjack, muley dice, racehorse mulers, fast nag tippers, coin flippers, vino fermenters, and curly hair sippers. Hair of the top plains. Soils of the dead grasses. Gravel hills, gravel hollers, doggy trots, buffalo wallows. Hens, hags, satchels, bags, the boasting, the knifing, the red-hot bragging. Brushy patch nippers, manure skippers, backhouse generals, crooked cow trailers, sheep huggers, cheap sluggers, ewes and lamb dippers, sheep sleepers, and sheepy sleepers. […]” (WG page 94)